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Matières premières
Responsables éditoriaux : Jean-Luc Brisson et Sabine Ehrmann
L'imagerie du paysage
L'ensemble des images livrées par Sophie Goupille relève d'une procédure de représentation bien connue des géographes quantitativistes. Il s'agit d'un protocole de prises de vue photographiques rigoureux - « Tous les cent-cinquante pas, je décide de réaliser deux clichés perpendiculairement à la ligne, un à gauche, un à droite » - qui tente d'échapper à la subjectivité des points de vue en les remplaçant par une démarche arbitraire et systématique censée atteindre à l'objectivité de la représentation, ou du moins de garantir sa neutralité. Ce protocole de prise de vue réactualise ainsi paradoxalement dans le champ scientifique ou pseudo-scientifique le mythe de l'homme-caméra de Dziga Vertov, homme débarrassé par la technique de son propre regard. Aussi on pourra s'étonner de voir ici ce protocole qui tend à la désincarnation de l'observateur couplé à un récit mené à la première personne et employé dans la perspective inédite d'atteindre à la représentation d'une « matière première perceptive». On voit alors, exemplairement, se constituer un bricolage méthodologique et figural qui tente de conjuguer données factuelles et données de l'expérience ; bricolage qui travaille en profondeur n'importe quel projet et n'importe quelle recherche concernant le paysage et qui constitue l'une des problématiques les plus stimulantes et les plus épineuses de la recherche visuelle en paysage.
Avec les imagiers livrés par Florence
Bœuf et Frédéric Robert, nous nous situons à l'autre bout du spectre des
relations entre imagerie et paysage. Ces petits cahiers 20 x 20 cm ne
tendent à aucune objectivité de la représentation. Tout au contraire ils
se présentent comme le lieu de dépôt et le moyen de partage de la
sensibilité et de l'imaginaire des projeteurs-euses. Ils n'en sont pas
moins le chaudron d'un autre « bidouillage » où se fabriquent et se
confondent des usages et des fonctions très différents de l'image. Tout à
la fois catalogues de formes et de matières aptes à nourrir
l'imagination et l'inspiration des projeteurs-euses, carnets de voyage
véhiculant leurs visions esthétiques et poétiques, manuels pédagogiques à
destination des partenaires capables d'attirer leur « attention sur les
questions environnementales » et à « accepter l'incontrôlable, la
diversité du monde végétal », ces livrets font office de couteau suisse
du projet. Ils interviennent autant comme outil de conception, de
recherche que de communication et illustrent bien la difficulté à
distinguer, dans l'exercice du projet de paysage, les motifs de
l'inspiration formelle, de la rhétorique et de la publicité. Cette
pratique des images, courante dans le milieu du design et de la mode,
qui confond recherche formelle et recherche conceptuelle, bien qu'issue
de manipulations essentiellement plastiques et graphiques, ne poursuit
pas qu'une performativité formelle. Elle opère comme un agent
d'influence qui tend in fine à assigner une répartition des rôles
et à délimiter un pré-carré professionnel. Il s'y expose le paradoxe
d'une appropriation du « sensible » et de l'« émotionnel », mise au
service d'une stratégie de communication et de conviction, dont on
pourra chercher à repérer, dans d'autres pratiques d'agence, les
régularités et les modulations.