La critique de paysage peut-elle être scientifique ?
Could landscape criticism be scientific?
Résumé
S'attachant au caractère scientifique de la critique de paysage, cet article distingue cette pratique de l'herméneutique et de l'expertise paysagères : il la compare à la critique d'art ; la rapporte à la lecture critique de projet. Il aborde ensuite la question des valeurs attribuées au paysage pour montrer qu'elles demeurent contradictoires, arbitraires, relatives. Il souligne alors que le problème épistémologique auquel se heurte ce type de critique engage la question éthique de la transmission des paysages. C'est à ce titre qu'il envisage les solutions qu'apportent la production des critères sur lesquels les valeurs reposent, une hiérarchie des valeurs ou un éclairage pluridisciplinaire. Partielles, ces solutions poussent à avancer l'hypothèse d'une nouvelle science du paysage à laquelle la critique pourrait s'adosser. Cet article envisage enfin l'avènement d'une métacritique du paysage, le gain de scientificité et de moralité que cette dernière représenterait.Texte
De son origine rhétorique à sa version contemporaine1, de la valeur esthétique à la valeur patrimoniale, en passant par les valeurs politiques, sociales ou économiques qu'elle confère, la critique de paysage conserve un statut contestable. N'est-elle pas qu'un jeu de langage relatif à la beauté des paysages ? Sa force reposerait sur le pouvoir de persuasion de celui qui la profère et l'adhésion de celui qui est persuadé. Constitue-t-elle une pratique qui s'efforce de produire les critères qu'elle utilise pour convaincre du prix, de l'intérêt social ou du bien commun à léguer aux générations futures que recouvre tel ou tel paysage ? Elle demeurerait alors ouverte à la réfutation et tendrait alors à une forme de scientificité2. Cette alternative donne un aperçu des multiples questions et interprétations dont elle fait l'objet. À travers la question des valeurs qu'elle reconnaît ou dénie, la critique engage en effet l'aménagement des territoires, le projet et la transformation des paysages, leur restauration ou leur conservation et, d'un même geste, une forme de responsabilité à l'égard des générations auxquelles nous sommes censés transmettre ceux-là. Pour tenir cet engagement moral, elle devrait peut-être quitter le registre du vraisemblable, que mobilisent persuasion et conviction, pour viser la vérité. Dans quelle mesure peut-elle prétendre à une telle scientificité ?Qu'est-ce que la critique de paysage ?
Herméneute, expert et critique
De façon un peu
immédiate, on comprend que l'herméneute s'attache à interpréter un texte et à
distinguer entre les niveaux de sens littéral, allégorique, moral et anagogique que celui-ci peut mettre en
œuvre3.
Dès lors qu'il s'agit d'un aménagement paysager, l'herméneute aura à expliquer,
interpréter et comprendre, à partir du paysage ou, mieux, des documents écrits
et graphiques relatifs aux paysages, l'intention, la direction et la
signification du projet - à ou à l'absence intentionnelle de projet - qui lui a
donné le jour. Parfois, il aura à hiérarchiser les nombreuses interprétations
du sens que ce paysage revêt. Son intervention n'a d'autre finalité que celle
d'établir de nouvelles connaissances ou d'améliorer les méthodes d'approche des
paysages. En dépassant la lettre des documents trouvés en archives, il se situe
un peu au-delà de la tâche d'un historien qui s'en tiendrait aux faits ou,
mieux, qu'à une version littérale des faits. Il reste proche de l'histoire
telle que Paul Ricoeur l'a définie4,
en soutenant que cette discipline ne consiste pas à expliquer une action
humaine comme un phénomène naturel soumis à la causalité mais à l'interpréter
pour la comprendre. L'herméneute ne cherche donc pas à produire
des paysages.
L'expert, lui,
remplit plutôt une mission qui lui a été confiée par un organisme public, une
DRAC, une collectivité territoriale... Il se distingue de l'herméneute par la
finalité pratique de son investigation et par les méthodes qu'il met en œuvre.
C'est en raison de ses compétences scientifiques et techniques qu'il est
mandaté - ce sera, par exemple, un ethnologue spécialiste de
l'architecture vernaculaire du pays de Caux, un écologue susceptible d'étudier
la biodiversité des zones humides du parc régional des Boucles de la
Seine. Il doit répondre à la
question qui lui est posée de façon argumentée et tranchée. Il met en œuvre des
outils qui relèvent d'une forme de quantification. Les espèces animales et
végétales présentes sur tel ou tel lieu seront listées avec précision, leur
nombre évalué ; les habitants feront l'objet d'enquêtes menées sur la base
de questionnaires précis. L'objectif est de qualifier un paysage aussi
objectivement que cela peut l'être, dans sa dimension matérielle et/ou humaine.
Dès lors que
l'on cerne, fût-ce à grands traits, l'herméneutique et l'expertise paysagères,
la critique de paysage semble manquer de spécificité. Si cette pratique ne vise
ni à énoncer les sens possibles que recouvre un paysage, ni les qualités
objectives qui sont les siennes, quels sont ses fondements et son but ?
Critique de paysage : de la critique d'art à la lecture critique de projet
C'est
semble-t-il dans un rapprochement avec la critique d'art que cette activité
s'éclaire. Il est vrai que la critique d'art existe depuis fort longtemps. À
titre d'exemple, on connaît la critique que Diderot élabore dans ses Salons, de 1759 à 1781, et notamment les écrits qu'il
consacre aux peintures de ruines et de paysages dans ses commentaires du salon
de 1767 (Diderot, 1767). Il est non moins incontestable que, si l'on s'en tient
aux termes de « critique de
paysage » et si l'on procède par association d'idées, cette pratique consisterait
à passer au crible les paysages afin de séparer le bon grain de l'ivraie,
discerner entre plusieurs paysages quel est celui ou quels sont ceux dont la valeur est supérieure à
celles des autres. Mais qu'entend-on par valeur et supériorité ? S'agit-il
de se prononcer sur leur caractère esthétique respectif ? Quels sont les
critères distinguant la beauté et la laideur ? Si ces dernières ne sont
pas des qualités inhérentes aux paysages eux-mêmes, ressortissent-elles à un
jugement d'agrément, à un « cela me plaît » quelque peu subjectif ?
Si nous avons affaire à un jugement réfléchissant, tendant à l'universalité,
pouvons-nous produire des critères sûrs du fait que nul n'irait à
l'encontre de la qualité décernée dans tel ou tel paysage5
?
Opérons par
analogie entre deux types de critiques. Il n'incombe pas seulement à la
critique de se prononcer, comme en histoire de l'art, sur la genèse d'une œuvre
et sur la place qu'elle occupe dans l'histoire, dans tel ou tel courant. Il
revient à cette activité de prendre appui sur les connaissances tirées de
l'histoire de l'art pour se prononcer sur la valeur d'une œuvre. Si l'on
préfère, il s'agit d'éviter que le jugement sur la valeur d'une œuvre ne se
transforme en jugement de valeur. Dès lors, cela signifie que la critique d'art
porte parfois sur le prix d'une
œuvre - sa valeur marchande -, sur son intérêt esthétique à sa valeur du point de
vue de l'histoire de l'art, sa représentativité de tel ou tel courant, sa
singularité, etc. -, son intérêt patrimonial à la valeur qu'elle représente pour
nous et pour les générations à venir.
En transposant
ces quelques déterminations, nous admettons que la critique de paysage doit
s'informer, tenir compte de l'histoire des paysages, les comprendre dans leur
matérialité comme dans les représentations qu'ils génèrent. Elle s'attachera tout
autant à leur genèse géomorphologique, à l'anthropisation due à l'agriculture et
à l'industrie, à la manière dont ces transformations sont perçues, interprétées
et représentées. Car cette activité doit discuter de la valeur d'un ou
plusieurs paysages et prendre position. Et par le terme de valeur on
entend, pour ce qui concerne les paysages, leur prix - leur valeur
marchande - ou leur coût économique - le coût de leur entretien, de leur maintien
en l'état, de leur renaturation -, leur attrait esthétique - leur caractère
pittoresque ou sublime - leur intérêt patrimonial et environnemental -, soit la
valeur culturelle et naturelle qu'ils représentent pour nous et pour nos
descendants. Contrairement à l'herméneute, le critique de paysage n'a pas pour
but de produire des connaissances nouvelles. Distinct de l'expert, dont
l'autorité est fondée sur un champ disciplinaire scientifique et/ou des
compétences techniques clairement établies, il semble plutôt formé à la
pluridisciplinarité : le périmètre de son savoir et ses savoir-faire reste
flou. Il ne recherche ni le sens ni la qualification, mais la valeur. Et,
autre trait caractéristique de ce qui demeure un portrait en creux, la finalité
de son action n'est pas la production de paysage mais l'appréciation. Elle se situe
en amont ou en aval du projet de paysage et de sa réalisation.
C'est à ce titre
que le milieu des professionnels et des chercheurs en paysage connaît cette
pratique, même si ces derniers éprouvent quelques difficultés à la définir pour
ce qui concerne le paysage. Ils l'associent en effet à la lecture critique de
projet telle qu'elle est enseignée dans certaines écoles du paysage et dont
certaines revues spécialisées se font l'écho6.
La lecture critique de projet s'attache à une œuvre paysagère réalisée - le parc du Chemin de l'île à Nanterre, l'aménagement des quais de la
rive gauche de la Garonne à Bordeaux, par exemple -, afin de mieux cerner, à
travers le processus qui mène de la commande à la fin du chantier, les qualités
et les manques d'une création paysagère. Elle est fondée sur l'exploration du
cas étudié, la connaissance des archives détenues par l'agence qui est à
l'origine du projet mis en œuvre, l'étude des entretiens concernant toute la chaîne
qui, du concepteur à l'usager, rassemble les acteurs du projet.
Mais le passage
de l'œuvre paysagère au paysage, qui est parfois exempt de toute intervention
paysagère, implique des changements d'échelle et de nature de l'objet qui se
prêtent difficilement aux méthodes de la lecture critique de paysage. C'est la
raison pour laquelle cette pratique est souvent assimilée à la critique telle
qu'elle peut se pratiquer dans des revues qui, destinées à un plus large public
que les professionnels du paysage ou les chercheurs, développent une réflexion
sur le tourisme, par exemple7.
Le problème de la scientificité de la critique de paysage
Des valeurs contradictoires, arbitraires, relatives
Si la critique
de paysage est une pratique ayant pour tâche de se prononcer sur la valeur,
elle ne va pas sans poser problème. D'une part, parce qu'elle mobilise
plusieurs valeurs et que ces valeurs peuvent être contradictoires. L'intérêt
environnemental d'une friche (la biodiversité) peut contrevenir à l'attrait
esthétique d'un paysage. Comme le soulignent Odile et Henri Décamps, « tel
paysage ressenti comme beau peut correspondre à des écosystèmes malades, tandis
que tel autre ressenti comme laid correspond à des écosystème sains »
(Décamps, 2004). D'autre part, parce que la valeur des
valeurs est toujours relative à celui qui les pose. C'est l'indépassable leçon
que Nietzsche nous donne dans le paragraphe VI de son « Avant-propos »
à la Généalogie de la morale (Nietzsche, 1887).
Supposons que,
distinct de l'expert, un paysagiste-concepteur soit amené à jouer les critiques
de paysage. Les analyses des paysagistes, fondées sur la sensibilité et
tournées vers le projet, ont été contestées par certains historiens et
conservateurs du patrimoine. La sensibilité, la manière dont un concepteur
perçoit un paysage, s'en imprègne et tente de faire passer ce dernier d'un état
jugé peu satisfaisant à quelque chose de plus conforme au bien-être et des
populations, par exemple, contreviennent parfois à la valeur patrimoniale de ce
même paysage. Colette Di Mateo le déplore : en raison d'une méconnaissance
de l'histoire et au nom d'une prééminence de la « subjectivité » dans
les choix opérés, les paysagistes « se sont montrés les plus créateurs,
partant les plus destructeurs, parfois jusqu'à la provocation, dans les projets
affectant les domaines historiques » (Colette di Mateo, 1994).
Supposons que ce
rôle de critique échoie, dans le cadre d'une concertation, à une assemblée de
citoyens. Fidèles à Jürgen Habermas, qui s'inquiète de la dérive technocratique
de nos démocraties, nous pouvons nous réjouir de ce que le citoyen ne se laisse
pas déposséder des questions relatives à l'intérêt commun au profit d'une
idéologie scientiste et de prétendus experts (Habermas, 1968). Si la question
posée est celle de la sauvegarde d'un paysage, cela dépasse les qualités
objectives d'un site en direction des représentations subjectives et
collectives dont il fait l'objet. Néanmoins, nous ne sommes pas nécessairement formés et aptes à juger de façon pertinente les rapports qui, sur une question
technique pointue - en hydrologie par exemple - ont pu être fournis par des experts. Et, tout en recherchant
une position consensuelle qui ne se confonde pas avec le plus petit
dénominateur de propositions communes, sommes-nous toujours capables de dépasser
notre intérêt individuel pour celui d'une population - l'intérêt général
du groupe -, et, au-delà, pour celui, universel, de l'humanité tout
entière ?
Une pratique dépourvue d'objectivité et d'universalité
En somme, le
problème tient à ce que ce type de critique vise à fixer la valeur des paysages
alors même que la question de la valeur des valeurs (prix, attrait esthétique,
patrimonial et environnemental) n'est ni posée ni résolue. Si les valeurs
peuvent être contradictoires, cela signifie que la critique de paysage peut
opter pour une valeur plutôt qu'une autre sans raison valable : elle sera
arbitraire, voire subjective. Si les valeurs des paysages dépendent de ceux qui
les posent - de la personne, du groupe, du lieu, du temps -, cela signifie que la
critique fixe la valeur des paysages de façon relative au paysagiste ou aux
populations qui les posent, et qu'elle sera relative. Arbitraire et relative,
la critique de paysage contreviendrait aux critères de scientificité
élémentaires que sont l'objectivité et l'universalité.
Nous décidons
cependant tous les jours de la valeur des paysages, dès que se pose la question
d'installer une déchetterie ou une station d'épuration par exemple. Car, dans
ce cas, ce n'est pas la question du sens ou de la qualification d'un paysage
qui est posée, mais celle de sa valeur ou, mieux, celle de valeurs respectives
de deux lieux donnés entre lesquels il faudra choisir. Nous décidons tous les
jours du triste sort que nous réservons aux paysages que nous jugeons dépourvus
de sens et sans qualité. Nous ne pouvons donc pas abandonner la critique de
paysage à elle-même, nous défausser sur elle de la responsabilité morale des
paysages que nous léguerons aux générations futures. Le problème épistémologique qu'elle pose
se double par conséquent d'un problème d'ordre éthique. Comment procéder ?
À quelles conditions et dans quelle mesure cette pratique peut-elle gagner en
scientificité ?
Trois solutions
Produire un référentiel
Pour sauver la
critique de paysage, plusieurs solutions ont été envisagées. En premier lieu,
il s'agit de produire le référentiel en fonction duquel la valeur d'un paysage
est posée. C'est dire qu'il faut
lister les valeurs des paysages, mettre au jour les critères justifiant
ces valeurs, les rendre publics et, dans le cas où une valeur est attribuée à
un paysage au cours d'une enquête préalable, communiquer les résultats de façon qu'une discussion puisse être engagée, négocier en cas de conflit. Soit la question de l'installation
d'éoliennes : on annonce qu'une enquête préalable va être faite, on rend publics
les résultats de l'enquête, on discute et on négocie si des intérêts divergents
se heurtent. L'exemple peut être élargi, pour ce qui concerne collectivités
territoriales, à toutes les opérations et procédures qui nourrissent les
politiques publiques de paysage - les chartes paysagères, la création de
ZPPAUP... Quand on quitte le plan local, pour tenter d'établir la valeur
patrimoniale nationale ou internationale d'un site, on va plus loin dans la rigueur
avec laquelle on fixe les valeurs des paysages au-delà des rapports d'experts
qui sont fournis : les dix critères auxquels elles correspondent sont
listés et justifiés, ils ont fait l'objet d'accords internationaux mis en œuvre
par l'UNESCO8.
La négociation
vise une sorte d'équilibre entre des valeurs qui paraissent
contradictoires : le prix du paysage, son intérêt esthétique ou
patrimonial. La clarification des critères en fonction desquels des valeurs
sont retenues, la volonté de communication des résultats d'enquête et, plus
généralement, la transparence des démarches cherchent à éviter les caractères
relatifs et l'arbitraire d'une décision en matière de valeur de paysage. Clarté
et transparence, objectivité et universalité : cette solution est proche
de ce que Kant prônait au XVIIIe siècle comme préalable à toute
entente dans son Projet de paix perpétuelle9
(Kant, 1795).
Néanmoins, la
scientificité de la critique de paysage reste un idéal, un objectif de sens
pour l'action, car il va de soi que ces objectifs demeurent rarement atteints. Pour
s'en convaincre, pour prendre conscience des enjeux économiques qui rendent cet
idéal difficilement accessible, il suffit de consulter n'importe quel site
Internet faisant état d'une polémique en matière d'installation
d'éolienne ou de site patrimonialisé.
Élaborer une hiérarchie des valeurs
Il y aurait une
autre solution qui consisterait à
produire une hiérarchie des valeurs. Quand Gilles Clément définit la Terre
comme un « jardin planétaire », parce que la finitude des ressources
naturelles permet d'assimiler la clôture de la planète à celle d'un jardin, le
paysagiste se fait jardinier au sens où il lui incombe avant tout d'être un
passeur, de prendre soin, conserver et entretenir ce bien naturel dont nous avons
hérité (Clément, 1994). On comprend que, parmi les valeurs que
nous avons distinguées en matière de paysage, cette approche accorde à la
valeur environnementale une place de choix, parce que c'est de la survie des
paysages, et plus précisément de leur biodiversité, dont il est question. Cette
valeur-là tend à englober la valeur patrimoniale d'un paysage, ce dernier étant avant tout considéré
dans sa dimension « naturelle », en faisant du
« culturel » une dimension seconde. Par exemple, Gilles Clément
souligne que la « friche » est une « incohérence esthétique de
l'ordre de l'étincelle, rencontre fugitive qui éclaire un morceau du temps10».
Cet intérêt esthétique-là pour ce type-là de paysage vient néanmoins en second
car il découle et demeure subordonné à un primat environnementaliste.
La critique de
paysage, qui se fonderait sur cette approche, gagnerait en scientificité parce
que cette hiérarchie des valeurs s'opère au nom d'un science relative à
l'environnement, l'écologie, dont la supériorité sur l'histoire tiendrait à ce
qu'elle ne s'attache pas simplement à expliquer et à comprendre un paysage,
mais à prévoir une évolution possible. Conformément à l'épistémologie
développée par K. Popper, où une discipline est dite scientifique si elle
s'attache à prédire l'avènement de phénomènes et si elle court le risque d'être
démentie (Popper, 1963), la critique de paysage tirerait sa scientificité du
caractère prédictif de l'écologie.
Cette approche
ne résout cependant pas toutes les difficultés. Dans le cadre qu'elle impartit
à la critique, que faisons-nous des paysages, ou des portions de paysage qui,
culturellement importants, sont cependant écologiquement coûteux ? Que
devient le parc du château de Versailles qui, en témoignant de plusieurs siècles
d'histoire des jardins, demeure un gouffre en matière d'entretien et coûteux en
ressources naturelles telles que l'eau, par exemple ? Cette hiérarchie des
valeurs présuppose une acception partielle du paysage qu'elle considère surtout
dans son aspect matériel.
Dans les
principes qui sont à l'origine d'un projet de paysage, Gilles Clément place
l'idée qu'il s'agit de « faire le plus possible avec, le moins possible
contre [la nature]» (Clément, 1994). Si la critique de paysage
adoptait ce principe et l'appliquait au pied de la lettre, ne nierait-elle pas
la valeur de ces paysages culturellement importants mais trop coûteux d'un point
de vue écologique ? Cette hiérarchie et la solution qu'elle suggère pour
la critique de paysage impliqueraient une sorte d'éthique de conviction qui, d'inspiration
kantienne, tiendrait davantage au respect des principes posés en eux-mêmes et
pour eux-mêmes sans que soient envisagées toutes les conséquences de leur
application11. C'est du
côté de ce que Max Weber appelle une éthique de responsabilité que cette
hiérarchie des valeurs pécherait (Max Weber, 1919).
Œuvrer pour un meilleur éclairage disciplinaire
Une troisième
solution consisterait à tirer les leçons de ce qu'impose une hiérarchie des
valeurs, c'est-à-dire le caractère discutable d'une valeur hégémonique et du
champ disciplinaire qui va de pair. Le paysage étant au carrefour de plusieurs
disciplines scientifiques ni l'histoire ni l'écologie, ni aucune autre
science ne peut prétendre en suggérer à elle seule la valeur. Pour gagner en
scientificité, il faudrait peut-être donner à la critique de paysage un
éclairage pluridisciplinaire.
Mais comment la
critique de paysage pourrait-elle tirer parti de l'ensemble de ces
disciplines scientifiques ? De plus, ces sciences sont loin de
coexister de façon pacifique. L'histoire témoigne de leur tentative d'hégémonie
et de leur échec. Dans une tradition initiée par Humboldt, la géographie a pu
se définir comme une « science du paysage12 »
mais, tiraillée entre un paradigme naturaliste et culturaliste, elle n'a pas
réellement dépassé le clivage entre le paysage conçu comme « objectif et
connaissable » et le paysage défini comme entité « socioéconomique »
(Donadieu, Boissieu, 2001). Enfin, cette encyclopédie du paysage sera toujours
distincte d'un savoir encyclopédique. Cette solution repose sur une
compréhension possible du paradigme encyclopédique des Lumières qui paraît en
partie obsolète du fait de l'hyperspécialisation des savoirs.
Il y aurait
toutefois une autre possibilité en matière d'éclairage scientifique de la
critique de paysage et des valeurs qu'elle pose. S'il existait un champ
disciplinaire propre au paysage, c'est-à-dire autre que les disciplines
scientifiques qui ont tenté d'en faire leur objet d'étude, la critique de
paysage serait peut-être mieux fondée. Les disciplines dont la finalité est de
produire des connaissances universelles n'existent pas de toute éternité. Elles
ont été inventées à un moment donné et ont une histoire. Ce n'est pas parce
qu'aucune science du paysage n'existe à ce jour qu'aucune
« paysagétique » ne peut advenir. Cette hypothèse peut-elle être
tenue ?
Science et critique du paysage
L'hypothèse d'une science du paysage
C'est ce
que soutient Massimo Venturi Ferriolo en reprenant la distinction
aristotélicienne entre sciences dites poétiques, pratiques et théorétiques (Venturi Ferriolo, 1997). Ces sciences divergent selon qu'elles produisent un objet
matériel ou une œuvre extérieure à l'agent (les poétiques), qu'elles engagent
une action morale ou politique ayant pour fin le perfectionnement de l'agent
lui-même (les pratiques), qu'elles s'attachent à connaître les choses en
elles-mêmes et pour elles-mêmes, de façon désintéressée (les théorétiques).
Transposée au
paysage, cette classification implique que seule « la » science
théorétique peut prétendre s'intéresser au paysage sans pour autant chercher à
le produire ou à l'instrumentaliser. Cette dernière devrait en effet se
distinguer, premièrement, des sciences poétiques du paysage qui visent la
production d'une œuvre, deuxièmement, des sciences pratiques du paysage pour
lesquelles le paysage devient l'objet d'une médiation et l'outil d'une identité
territoriale, troisièmement, des disciplines théorétiques qui, à un moment donné
de l'histoire, ont tenté de prendre en charge l'étude du paysage. On
retrouverait au plan des sciences poétiques le rhéteur13.
C'est lui qui, dans l'Antiquité, énoncerait la valeur des paysages, fût-ce par
la médiation d'une topique. On reconnaîtrait la figure de l'expert au plan des
sciences pratiques. On admet que le scientifique - l'écologue, le géographe,
etc. - puisse tenir le rôle de celui qui va inspirer les valeurs.
Il reste à
déterminer à quelles conditions pourrait advenir cette science théorétique du
paysage qui, ne pouvant se satisfaire d'une étiquette pluridisciplinaire,
serait nécessairement métadisciplinaire. Il reste tout autant à esquisser les
traits de cette nouvelle critique de paysage.
Les conditions d'avènement de cette science du paysage
Pour que la
notion même de paysage advienne, pour qu'il puisse être un objet d'étude et de
représentation pour un sujet humain considérant la singularité de la position,
pour que des sciences du paysage adviennent et pour que se pose la question de
la valeur des paysages et de la nécessité d'une critique de paysage,
plusieurs conditions ont dû être réunies. Il a fallu que l'homme
arrive à se penser comme autre chose qu'un élément naturel parmi d'autres, dans
une forme de distinction d'avec le Cosmos,
c'est-à-dire la nature comprise comme un tout harmonieux. Il a en outre été
nécessaire que l'être humain se considère comme un acteur et non plus
simplement comme un élément naturel parmi d'autres, qu'il ait conscience du
pouvoir de transformation qu'il peut exercer sur la nature grâce à son habileté
technique. Cependant, pour que
surgisse une science qui s'attacherait au paysage dans sa totalité, dans sa
matérialité comme dans les représentations qu'il génère, une science
susceptible d'éclairer au mieux la critique de paysage, il faudrait non pas que
l'on revienne à l'idée de cosmos à on n'inverse pas la flèche du temps, c'est impossible à, mais que l'on dépasse
cette opposition entre nature et culture, et que, dans la culture, l'on dépasse
la distinction des sciences de la nature et des sciences de l'homme et de la
société.
Pour opérer ce
dépassement et qu'advienne une métascience théorétique du paysage, il faudrait
par conséquent que les tenants des sciences de l'homme et ceux des sciences de
la nature constituent une histoire critique des disciplines qui, seules ou à
plusieurs, ont tenté de prendre en charge l'étude du paysage depuis
l'opposition nature/culture14.
Il faudrait être
attentif aux problématiques, aux concepts, aux théories, aux paradigmes que ces
disciplines ont forgés et véhiculés à propos du paysage afin de repérer les
obstacles épistémologiques qui ont freiné le dépassement de l'opposition
nature/culture et l'avènement de cette science. En somme, pour qu'une science
théorétique du paysage ait une chance de voir le jour, nous devons commencer
par constituer une épistémologie des disciplines traitant du paysage.
Conséquences et signification pour la critique de paysage
À supposer
qu'une telle science du paysage existe, elle serait théorétique c'est-à-dire qu'elle
s'attacherait au paysage en ne visant aucune application poétique ou pratique.
Dès lors, ce désintéressement situerait cette métadiscipline au-dessus de
la question de la valeur des paysages pour deux raisons. Comme toutes les
sciences, elle porte sur ce qui est, le réel tel que nous pouvons
l'appréhender, et non pas sur des valeurs de paysage qui, elles, engagent ce
qui devrait être, ce que l'on souhaite voir advenir pour tel ou tel lieu. Elle
peut éclairer la critique de paysage, informer un jugement portant sur la
valeur des paysages, leur caractère plus ou moins estimable, mais elle ne peut
se substituer à ce jugement sous peine de devenir dogmatique (non
scientifique). Plus encore, du point de vue désintéressé de cette science, on
n'aurait plus à discuter de la valeur d'un paysage. Si cette science existe, le
paysage à tout paysage à a plus que
de la valeur : il a de la dignité. Est-ce un échec, voire la fin de la
critique de paysage telle que nous la pratiquons ?
L'histoire
critique des disciplines ayant pris en charge le paysage, l'épistémologie dont
nous parlions plus haut, pourrait avoir pour corrélat une histoire critique de
la critique de paysage. Si nous faisions l'histoire critique de la géographie
en nous intéressant à Alexander von Humboldt, nous saisirions peut-être
l'écueil naturaliste qui guette la critique de paysage si elle opère en
produisant une hiérarchie des disciplines privilégiant la géographie.
Cette
épistémologie préalable à la fondation d'une critique de paysage pourrait donc
produire une métacritique qui aurait gagné en scientificité dès lors qu'elle se
connaîtra mieux elle-même, et en tant qu'elle saura mieux discerner les
registres de discours à travers lesquels elle exprime son intérêt poétique,
pratique, théorétique, pour le paysage.
Enfin, le fait
que, théorétique, la science du paysage ne puisse dicter à la critique la
valeur des paysages est loin d'être un échec, parce que son désintéressement
nous rappelle à l'ordre. Elle nous pousse à assumer le risque que tout jugement
sur la valeur des paysages comporte, à ne pas chercher à nous dérober à nos
responsabilités en matière de paysage sous prétexte qu'on ne sait pas tout, ou
pas encore assez bien déterminer la valeur des paysages.
Au nom de la
dignité que recouvre tout paysage, elle nous enjoint au contraire d'adosser la
critique à une éthique obéissant à une sorte de principe de précaution, celui
du développement durable, par exemple15,
afin de ne pas compromettre le paysage conçu comme un bien qui nous est échu en
partage. Et c'est peut-être ainsi que la critique de
paysage aura gagné en scientificité et en moralité.
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Auteur
Catherine Chomarat-Ruiz
Philosophe, historienne des jardins et des paysages.
Maître de conférences à l'École nationale supérieure du paysage de Versailles.
Responsable scientifique du LAREP (Laboratoire de recherche de l'École du paysage de Versailles), chercheur de l'équipe Proximités, SAD-APT UMR 1048 (INRA), et chercheur correspondant du Centre André-Chastel, UMR 8150 (université Paris-Sorbonne Paris IV, CNRS, DAPA).
Courriel : c.chomarat@orange.fr